Mr K. vit avec sa femme dans un appartement situé au 6ème étage
d’un immeuble cossu, dans un quartier résidentiel. Je suis devenue « leur
infirmière » depuis maintenant deux ans, à raison de deux
passages par jour et j’apprends chaque jour un peu plus quelle a été leur existence.
Et quelle vie !!!
Ils ont traversé le 20ème siècle au rythme des guerres, des
privations, de la peur, de la perte des êtres chers, de la souffrance, de la
douleur, ils ont connu la jeunesse, la fleur de l’âge, les périodes prospères,
la réussite professionnelle, les naissances de leurs cinq enfants, des
mariages, des départs, l’arrivée des petits –enfants, la vieillesse, et puis
aujourd’hui, la fin de cette grande aventure qui est arrivé si vite….
94 ans et toujours main dans la main.
Mr et Me K se rencontrent en 1936, ils ont 16 ans et fréquentent
le même lycée. Issus tous les deux d’un milieu modeste, ils vivent dans le
quartier de la République à Paris. Le père de Mr K est tailleur et
travaille dans un petit atelier non loin de chez l’appartement familial. Sa
mère reste au foyer pour s’occuper des quatre enfants et fait des ménages quand
les fins de mois sont difficiles. Quant aux parents de Me K, ils sont employés
à la mairie du 11ème arrondissement, sa fille est plus douce car elle est
fille unique.
Leur prime jeunesse se passe dans l’insouciance et la joie de vivre
ensemble, 1939 va sonner la fin de cette période heureuse, Mr et Me K sont
juifs, ils ont 19 ans, six années de clandestinité et de grande difficulté vont
suivre.
Très vite ils s’engagent dans la résistance, et ils rejoignent le réseau de
Jean Moulin.
Ils sont actifs, ils prennent des risquent, ils ont
l’insouciance et le courage de leurs vingt ans.
Les deux familles vont souffrir car il y aura des séparations, Mr K va
perdre un de ses frères, mais les deux familles survivront au marasme de la
guerre.
Ils se marient en décembre 1946 entourés de leurs
parents et des frères et sœurs de Mr K, dix ans après leur rencontre un soir de
14 juillet.
Leur vie va suivre, cinq enfants, des joies, des peines, mais ils ne se
quitteront jamais.
Aujourd’hui Mr K est seule, sa femme adorée souffre de la maladie
d’Alzheimer, elle est donc présente physiquement mais complètement absente
autrement.
Ils m’attendent tous les jours, le matin à partir de 9 heures et le soir à
19 heures.
Mes passages sont les rituels qui ponctuent le début et la fin de leurs
journées.
En revanche, ils ne reçoivent personne d’autre.
Les enfants sont tous très occupés professionnellement, ils téléphonent à
leurs parents une fois par semaine pour « prendre des nouvelles »,
promettent de « passer bientôt » mais ils ne viennent
jamais.
C’est certainement trop difficile pour eux de constater l’altération de
l’état de leurs parents, la fuite et l’évitement sont des formes de
protection….
Pas un jour ne passe sans que Mr K. ne me raconte un peu plus de
sa vie.
Il est un livre ouvert, dans tous les domaines de la Vie :
l’Amour, le Travail, l’Education, la Tolérance, l’Abnégation, le Courage, la
Lâcheté aussi, la Haine, le Rejet de l’Autre, il m’estime, il
m’élève et m’enrichit, j’ai l’impression de fréquenter un sage bienveillant et
protecteur.
Il est le passé, je suis le lien qui le maintient dans le présent.
Pourtant, Mr k est fatigué et demande de l’aide à ses enfants depuis
plusieurs semaines maintenant.
Me K est de plus en plus difficile à gérer, les violences sont
quotidiennes, son époux souffre mais il s’oppose radicalement au placement en
institution.
Il souhaite que les enfants s’investissent d’avantage dans la prise en
charge de leur mère et l’épaulent pour mettre en place
une stratégie de maintien à domicile efficace.
Dix ans déjà qu’il prend soin d'elle jour et nuit.
Ce soir, il est préoccupé, ses enfants doivent arriver d’une minute à
l’autre, ensemble, ils prendront une décision.
Mr K. m’avoue ne pas être très optimiste pour la suite car il a
l’impression que ses enfants ne se rendent pas compte des difficultés
rencontrées au quotidien.
Nous discutons et au moment de le quitter, il m’interpelle, il
rechausse la monture doré de ses lunettes rondes, ses yeux bleus
clairs d’habitude si rieurs sont sombres, il me fixe du regard :
« Peggy, attendez un instant, connaissez-vous un notaire
sérieux ? »
« Non, pas vraiment ! »
« Ce n’est pas grave mon petit, rentrez chez vous et reposez-vous,
je compte sur vous demain matin ! »
« Vous pouvez !!!Bonne soirée Monsieur, à demain ! »
« C’est ça, à demain…. »
Je suis perplexe, je regarde cet homme âgé se lever avec difficulté.
Il est vouté, le pas mal assuré, sa canne lui échappe et tombe bruyamment
sur le parquet. Il essaye de se baisser pour la ramasser et soudainement
j’éprouve un sentiment de gêne en voyant cet homme usé, ne pas se
résigner. J’interviens et je la lui ramasse en prétextant sur le ton de
l’humour la politesse de l’âge. Il n’est pas dupe mais il est touché par le
geste, il me sourit tristement et je le quitte.
Le lendemain matin, la journée est douce et printanière.
Je commence très tôt quand la ville est encore endormie, je croise ceux
que j’appelle « les travailleurs décalés », c’est-à-dire
tous ceux qui travaillent « hors normes » en terme d’horaires.
Les éboueurs, les livreurs, les gens qui terminent leur nuit de labeur et
rentrent chez eux au moment où le commun des mortels se lève pour se préparer à
aller travailler, tous mes frères d’armes reconnaissables à leurs caducées
fixés aux pare-brise : préleveurs de laboratoires, kinés, auxiliaires de
vie, aide-soignant, infirmières, médecins sont de la partie, nous sommes dans
un monde intermédiaire quelques instants durant.
Ma montre affiche neuf heures, j’arrive chez Mr K.
Je réfléchis au soin que j’ai à réaliser chez le patient suivant car c’est
un acte douloureux et j’aimerai que ça se déroule de la façon la plus sereine
possible pour le malade.
J’arrive dans le hall de l’immeuble de Mr K. et je croise comme tous les
matins une dame âgée qui vit au rez de chaussée, éternellement en robe de
chambre qui semble plus désorientée qu’à l’accoutumée.
Elle s’approche de moi et me dit en chuchotant :
« Je viens de le voir tomber, on va avoir du mal à le
récupérer !!! »
Et elle rentre chez elle en claquant la porte.
Je me mets à penser qu’il faudrait vraiment que quelqu’un s’occupe de cette
pauvre femme avant qu’il lui arrive quelque chose de grave…
Je sonne à l’interphone :
« Oui ? »
Surprise, je reconnais la voix de Me K. qui ne répond jamais aux
appels.
« C’est Peggy, l’infirmière… »
Le clic caractéristique qui déverrouille la porte se fait
entendre.
Perplexe, je monte dans l’ascenseur et j’appuie sur le 6ème étage.
Pourquoi est ce Me K. qui a répondu ????
J’y suis, je frappe, Me K. m’ouvre, seule.
Mon rythme cardiaque commence à s’accélérer.
« Bonjour Madame, comment allez-vous ? »
« Ca va je vous remercie mais qui êtes- vous ? »
« Ou est votre mari Madame, laissez-moi entrer ! »
Je réfléchis à toute allure et je commence à remettre les pièces
du puzzle en place, c’est évident maintenant, non ce n’est pas possible...
« Mr K.OU ETES VOUS ? »
Silence.
La cuisine sur ma gauche je pousse la porte lentement, le petit déjeuner de
Me K. est dressé sur la table, le café est fumant.
Depuis plus de cinquante, Mr K. mettait un point d’honneur à préparer le
petit déjeuner de la famille puis de sa femme….
Elle me suit et me dit :
« Faut pas rester là ma petite dame, je dois aller travailler et mes
enfants sortent à 16h ! »
Je l’entends à peine, ma tête bourdonne.
Je suis le long couloir qui mène à leur chambre, la porte est fermée, je
reste quelques secondes immobile puis j’appuie sur la clenche et je pousse la
porte…
Le lit est fait, une chaise se trouve devant la fenêtre fermée, des
chaussures sont posées au pied du lit.
La voix de la voisine résonne soudain dans ma tête:
« Je viens de le voir tomber, on va avoir du mal à le
reconstituer ! »
Je me retourne vers cette femme âgée au regard hagard, elle est apeurée.
Je m’approche d’elle lentement et je lui demande doucement :
« Me K., dite moi, avez-vous fermé la fenêtre ? »
« Oh oui alors que je l’ai fermé, il fait froid ! »
Je m’approche de la baie vitrée, je l’ouvre, et je me penche pour voir 6
étages plus bas le corps de Mr K. gisant sur le sol.
Je m’assois, je comprends tout, le notaire et tout le reste.
Le coup de fil de la veille pour me dire que la réunion de famille n’avait
rien donné et que ses enfants lui avait demandé « de tenir le coup encore
un peu », ses adieux appuyés à force de « prenez soin de vous »,
et « ça me rassure de savoir que vous êtes là »….
J’ai la tête qui tourne.
Malgré le coté dramatique de la situation, je dois être pragmatique et
réagir rapidement.
J’appelle les pompiers.
J’appelle la police.
J’appelle la famille.
J’appelle le rabbin.
A chacun, je dois expliquer ce qui s’est passé.
Me K. s’est installé dans son fauteuil et regarde « Amour, Gloire et
Beauté » avec un casque audio.
J’ai besoin de boire, je vais dans la cuisine pour me servir un verre
d’eau, lorsque je repose le verre sur table, je remarque une feuille blanche
sur laquelle je lis :
« Peggy c’est trop difficile pour moi, merci pour vos bons soins, vous
avez été un soutien formidable, ne changez pas, bien à vous Jean K. »
J’entends les sirènes de la police, je déglutis avec difficulté tant
l’émotion est forte.
Un quart d’heure plus tard, après l’interrogatoire réglementaire, la
police me demande de les accompagner pour faire la reconnaissance du
corps.
Les pompiers sont présents.
L’un deux s’approche de moi et tente de me rassurer en me disant que ça va
être rapide.
Il met sa main sur mon épaule et nous nous avançons lentement vers ce qui
ressemble de loin à un corps couché recroquevillé.
Nous sommes maintenant à trois mètres environ du
corps recouvert d’un drap blanc.
Le pompier continue de me parler doucement.
Nous y sommes.
Le sapeur me demande si je suis prête, je hoche la tête, il soulève le
drap….
Seul le corps est reconnaissable car la boite crânienne a explosé
lors de l’impact au sol.
Les lunettes cerclées à quelques mètres, sa monte, son costume marron…..
« C’est bien Mr K »
48 heures plus tard, la famille enterrera Mr K., son épouse
demandera à la fin de la cérémonie, après plus un demi-siècle de vie
commune :
« Mais est qui mort ? »
« Jean K. »
« Ah et je le connaissais ? »
Me K. a été placée en institution par ses enfants 8 jours après le décès de
son époux.
Elle y est décédée 6 semaines plus tard.