18 novembre
5h40
La sonnerie du réveil retentit déjà, j’ai certainement
mal réglé l’appareil hier soir lorsque j’ai éteint la lumière à …1h15. Il faut absolument que je
me couche plus tôt, ce soir je serais dans mon lit à 21h00, quoiqu’il arrive !
Enfin, en attendant ce doux moment, il faut que je quitte mes draps douillets
et que je me prépare rapidement.
Toute la maisonnée est encore endormie, je ne fais pas de
bruit, je déteste sortir les miens de leurs doux rêves.
Je ne déjeune jamais les matins de travail, je sais c’est
une hérésie mais je pars le ventre désespérément vide car il m’est impossible
d’avaler quoique ce soit dans les deux heures qui suivent mon réveil. La douche
matinale est en revanche indispensable,
je me maquille peu donc je suis rapidement opérationnelle.
6h15
Je suis prête.
Je rentre discrètement dans la chambre des enfants, je
m’attendris un instant en regardant ces petits êtres dormir profondément, les traits relâchés,
détendus, et reposés.
Je les embrasse un à un en n’oubliant pas de sentir l’odeur
caractéristique de mes jeunes enfants ensommeillés, j’aimerai rester près d’eux
un peu plus longtemps mais je dois partir.
J’embrasse mon mari qui commence à se réveiller doucement,
et je me sens armée et pleine d’énergie pour affronter la journée qui commence.
6h25
Je passe au cabinet récupérer mes affaires avant de
commencer.
J’ouvre les volets, je vérifie que tout est en ordre pour
accueillir les patients qui se déplaceront ce matin et je pars.
6H35
Il fait toujours nuit. Je déteste le mois de novembre.
Beaucoup de patients meurent durant cette période, ne me demandez pas pourquoi,
je n’en sais fichtre rien, mais le fait est
que c’est une époque particulièrement « sensible ». Le temps
est triste, les jours fériés sont consacrés aux guerres et aux morts, le jour
se lève à 8h30, la nuit tombe à 17h, les fleuristes ornent leurs vitrines de
chrysanthèmes, de bruyères et d’œillets, et les municipalités commencent à
installer les décorations de Noel huit semaines avant l’heure….bref rien de
très réjouissant.
6h50
J’arrive chez mes premiers patients, pensionnaires dans une
maison de retraite qui attendent avec impatience leur prise de sang
hebdomadaire.
Tout le monde est encore endormi dans l’établissement,
l’équipe de nuit termine sa garde, les traits sont tirés, les mots sont rares
et efficaces. Je suis discrète. Première chambre : une dame de 90 ans
souffrant d’une maladie d’Alzheimer m’accueille souriante mais surprise de me
voir.
« Une prise de sang ? Mais qui l’a
commandé ? »
« Le médecin »
« Quel médecin ? »
« Votre médecin traitant »
« Ce n’est pas possible ça fait des années que je ne
l’ai pas vu celui-là ! »
« Pourtant j’ai une prescription médicale qui ordonne
ce prélèvement… »
« Et bien faite le puisque vous vous êtes dérangée mais
moi je vais toucher deux mots à la direction parce qu’il se passe des choses pas très claires dans cette
maison… »
Il est toujours compliqué de négocier de longues minutes dès
l’aube pourtant cela arrive souvent.
Les autres prélèvements se passent dans un silence
monastique, les patients n’ont pas envie de parler de si bon matin, moi non
plus donc je respecte leur désir de silence avec plaisir.
Une vingtaine de minutes plus tard, je repars. Ma mallette
remplie de petits tubes à essai de toutes les couleurs remplis de sang…
7h30
J’arrive chez une dame d’une soixantaine d’années qui m’attend
de pied ferme.
A peine la porte ouverte ses premiers mots sont :
« Ben quand même vous voilà, j’ai cru que vous m’aviez
oublié !!! »
« Bonjour Madame »
« Oui bonjour, bonjour, ben alors qu’est-ce qui vous ai
arrivé ? »
L’accent est gouailleur, je devine tout de suite que cette
dame n’a pas dû s’éloigner de Paris très longtemps au cours de sa vie.
« Je vous ai fixé un rendez-vous entre 7H30 et 8h30,
il est 7h35, donc à priori, je suis encore dans les temps ! »
«Ouais d’accord mais vous étés marrante vous, comme je sais
que vous venez, je suis debout depuis 6h00 moi !!! »
« Eh bien, il faudra vous lever plus tard la prochaine
fois ! Allons-y plus vite la prise de sang sera faite, plus vite vous
pourrez déjeuner. »
« Oh oui vous avez raison"
Le jour se lève à peine.
La lumière si caractéristique du mois de Novembre a du mal à
s’installer, le ciel est couvert, une petite bruine tombe et me finit de me
refroidir.
Le patient suivant a 45 ans, il est séropositif depuis 20
ans et au stade de « sida déclaré » depuis 18 mois.
Son état est préoccupant, le virus se multiplie de façon
accélérée et gagne du terrain chaque jour un peu plus, laissant peu de chance
de survie à sa victime.
Je passe le voir matin et soir pour surveiller son état
général, administrer son traitement, « l’alimenter » par voie
parentérale, et l’écouter.
Ce patient est définitivement seul, sa pathologie effraie,
isole, marginalise. Encore en 2014.
Il a été très beau, aujourd’hui il pèse 41 kilos pour 1
mètre 85, a perdu ses cheveux, le bleu de ses yeux semble délavé par tant de
larmes versées, il marche courbé sous le poids de la maladie, presque résigné
mais pas encore tout à fait.
J’ai les clefs.
La maison se trouve
au bout d’un long chemin bordé de thuyas qui obscurcissent l’allée.
La bruine se renforce.
Je glisse la clef dans la serrure de la porte d’entrée.
Je tourne et j’entends le « clic »
caractéristique qui déverrouille la porte.
La maison est silencieuse.
J’allume la lumière du couloir, et je vois du linge répandu
partout sur le sol.
Une bouteille de vin blanc, vide.
La nuit a dû être difficile.
Je traverse la maison familiale pleine d’histoires mais vide
de vies, elle a été désertée il y a plus de 15 ans déjà, des photos sur le
guéridon témoignent de l’atmosphère passée, on peut y voir des enfants aux
sourires radieux, des mariés resplendissants de bonheur, un couple de personnes
âgées, des images de vacances.
Plus rien de tout cela n’existe.
La maladie règne en maitre dans cet endroit et depuis
quelques semaines la mort plane.
Chaque matin au moment précis où je rentre dans cet endroit,
je redoute ce qui finira par arriver très prochainement.
Je progresse lentement la boule au ventre.
J’ouvre chaque porte, avec anxiété.
J’ai su apprivoisé au fil des semaines cet homme, je connais
maintenant sa vie quasi aussi bien que ses proches car il m’a confié ses
secrets inavoués, ses peurs, ses angoisses, ses chagrins, ses humiliations, ses
regrets, ses remords mais aussi ses joies, ses succès, ses amours.
Je l’ai écouté, rassuré mais j’ai dû parfois le mettre à mal
pour mieux prendre en charge sa douleur, physique et morale.
Nous sommes au bout de notre relation.
Les semaines qui vont suivre vont être riches et me marquer
très certainement à tout jamais.
Il compte sur moi et je serais là. Quoiqu’il advienne.
Me voilà dans la chambre, dans l’obscurité complète.
Il ne bouge pas.
Je murmure son prénom, il ne répond pas.
J’entends le bruit du moteur de la pompe de la perfusion qui
l’alimente.
Une petite veilleuse se trouve sur une commode à l’entrée de
la pièce, je l’allume pour ne pas l’éblouir avec la lumière principale.
Mon cœur bat la chamade, il ne bouge pas.
Je cherche à percevoir
du regard un mouvement de son corps décharné sous la couette.
Je m’approche lentement, je prononce doucement encore une
fois son prénom en mettant ma main sur son épaule.
Il se retourne enfin, se frotte les yeux pour mieux me voir,
et me susurre d’une voix d’outre-tombe :
« Ah voilà mon petit ange brun, faut que je te raconte
ma putain de nuit !!! »
11H30
Le ciel est toujours aussi bas.
Les rendez-vous se sont enchainés toute la matinée.
Je décide d’aller chercher mon fils à l’école pour prendre
ma dose de bonne humeur, d’insouciance et de légèreté qui m’aide à poursuivre.
Mon mari, mes enfants, ma famille et mes amis constituent ma force et me
donnent l’énergie nécessaire pour
supporter certaines situations que m’impose ce boulot de fou !
J’entre dans la maternelle et quasi immédiatement la vie
reprend ses droits, je me laisse imprégner par les cris, les rires, par les
parents qui échangent à voix toujours trop haute, les institutrices accaparées
par la sortie des enfants et la foule d’informations qu’elles ont souvent à
donner.
Je reviens dans un monde en couleurs, dénué de gravité.
Mon fils âgé à peine de 3 ans, que je n’ai pas vu la veille court dans mes bras dès qu’il m’aperçoit, son
visage s’éclaire, ses yeux s’illuminent de joie :
« Maman chérie !!! Tu vas pas au
travail ? »
14h00
Le téléphone sonne, le numéro est masqué, je suis quasiment
sure que c’est un appel marketing tout comme la demi-douzaine que je reçois
chaque jour, et qui promettent de me faire économiser des milliers d’euros de
charges grâce à d’ingénieux produits de
défiscalisation.
Je réponds pourtant
car il est aussi possible que ce soit un patient :
-« Allo, bonjour »
-« Bonjour madame, vous êtes bien Mlle Maguy ? »
Je ne sais pas pour quelle raison obscure, les gens qui me
démarchent sont absolument incapables de lire mon nom correctement et l’écorchent
systématiquement….
-« Non »
-« Vous êtes bien infirmière ? »
-« Oui, avez-vous besoin d’un soin ? »
-« Non en fait je représente la société Agir+ et je
suis chargée de rencontrer….. »
J’entends le signal du double appel, un numéro que je ne
connais pas s’affiche sur l’écran, il faut que je raccroche pour répondre
-« …..les professionnels de santé de votre ville pour
leur exposer les nouvelles dispositions fiscales qui concernent votre
profession… »
Le bip continue de se faire entendre
-«je vous remercie je ne suis pas disponible…. »
Le signal d’appel est toujours présent.
-« ah vous ne voulez pas réduire votre pression fiscale ? »
-« non je ne veux pas réduire ma pression fiscale, j’adore
l’idée de payer des charges ! Bonne journée madame ! »
J’appuie sur la touche qui me permet de commuter l’appel et
là personne au bout du fil, la personne a raccroché !
Je peste contre ces appels parasites qui ponctuent mes
journées et me font perdre du temps et de l’énergie inutilement.
Je compose le numéro en absence mais au moment où je m’apprête
à lancer l’appel, je croise un patient qui me raconte ses dernières
mésaventures.
Un bon quart d’heure plus tard, je rappelle enfin.
-« Bonjour Madame, je suis Mlle Peggy, vous avez tenté
de me joindre il y a un instant mais je n’étais pas disponible. »
-« Ah oui, j’avais besoin d’une perfusion d’antibiotiques,
mais comme vous avez tardé à rappeler j’ai pensé que vous étiez en vacances, j’ai
appelé quelqu’un d’autre qui a eu la gentillesse d’accepter de me prendre !!! »
16h00
-« Allo, bonjour »
-« Allo, vous êtes bien infirmière DE ? »
(Je pense très fort : « non je suis charcutière
mais je me suis dit qu’aujourd’hui j’allais
me faire passer pour une infirmière ! »)
Et pourquoi les gens ne disent « bonjour » qu’une
fois sur trois comme si nous n’étions que des machines ?
-« Bonjour »
-« oui, oui bonjour, je voudrais me faire vacciner »
-« quel jour et quel horaire préférez-vous ? »
-« j’m’en fous c’est vous qui me dite »
Je soupire discrètement.
-« demain 16h00 ? »
-« Ah non pas demain, je vais chez le coiffeur tantôt ! »
-« ok, bon jeudi matin à 10h00 ? »
-« euh, je réfléchis……non pas jeudi je vais au marché ! »
Elle commence sérieusement à m’agacer.
-« Ecoutez il me semble que ça serait plus simple que
vous me disiez directement le moment auquel vous êtes disponible »
-« Ben demain avant d’aller chez le coiffeur, il est
juste à côté de chez vous. »
-« donc demain 15h45 ? »
-« Parfait ! »
17h15
Une ablation de fils chez un enfant de trois au cabinet. Il y
a déjà une heure que je reçois mes malades, j’entends à travers la porte une
jolie petite voix chanter des comptines à travers la cloison.
Je pense à mes enfants et brutalement ils me manquent
terriblement.
Je reçois le petit Edouard. Impressionné mais digne et
surtout très courageux grâce à son doudou Oscar qu’il a pris soin d’emmener
avec lui pour l’aider dans l’adversité.
Je l’amadoue avec ma boite à bonbons magique. A sa vue, il
sait qu’il est en terrain ami, il ne risque rien et me laisse agir.
-« Au revoir Edouard »
-« Au revoir Peggy, je peux prendre deux bonbons pour
ma maison ? »
« S’il te plait Peggy » lui susurre sa maman.
-« S’il te plait Peggy »
20h08
Le téléphone retentit encore une fois.
Le numéro de mon patient souffrant du SIDA s’affiche.
Je réponds :
-« oui allo, je sais je suis en retard mais je ne t’ai
pas oublié, j’arrive…… »
Silence au bout du fil.
Je me concentre et je bouche l’oreille opposée au combiné
pour mieux entendre.
Un râle se précise.
« Tu es là, quelque chose ne va pas ? »
La peur m’étreint de nouveau. Dans un souffle, il lâche :
« Je crois que je vais avoir besoin de toi mon petit
ange brun »
Je raccroche.
Je ne rentrerai pas tôt ce soir.