Mlle Peggy,Infirmière

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94, France
Mes patients m'appellent souvent Mlle Peggy ,c'est une façon pour eux d'établir une proximité sans pour autant être trop familiers,une sorte de formule "intermédiaire" entre le tutoiement et le vouvoiement,qui leur convient et que je trouve charmante.Vous l'aurez donc compris ,mon quotidien est de soigner les corps et les âmes,"les petites histoires de Mlle Peggy" sont des brèves de vies,qui vous feront rire,parfois pleurer,souvent réfléchir,enfin qui vous laisseront rarement indifférents,je pense. Ah j'ai oublié de vous dire mais vous avez du le deviner:je suis infirmière,et je pratique mon art à domicile,en petite banlieue parisienne.Je tiens à préciser que par souçi du respect du secret médical auquel je suis soumise,les lieux,les identités des patients et leurs familles,les pathologies sont modifiés,et les faits sont romancés. Toute ressemblance avec des personnes ayant réellement existé est purement fortuite. Bonne lecture!!!

lundi 16 juin 2014

Dommages collatéraux.



Mr K. vit avec sa femme dans un appartement situé au 6ème étage d’un immeuble cossu, dans un quartier résidentiel. Je suis devenue « leur infirmière » depuis maintenant deux ans,  à raison de deux passages par jour et j’apprends chaque jour un peu plus quelle a été leur existence.

Et quelle vie !!!

Ils ont traversé le 20ème siècle au rythme des guerres, des privations, de la peur, de la perte des êtres chers, de la souffrance, de la douleur, ils ont connu la jeunesse, la fleur de l’âge, les périodes prospères, la réussite professionnelle, les naissances de leurs cinq enfants, des mariages, des départs, l’arrivée des petits –enfants, la vieillesse, et puis aujourd’hui, la fin de cette grande aventure qui est arrivé si vite….

94 ans et toujours main dans la main.

Mr et Me K se rencontrent  en 1936, ils ont 16 ans et fréquentent le même lycée. Issus tous les deux d’un milieu modeste, ils vivent dans le quartier de la République à  Paris. Le père de Mr K est tailleur et travaille dans un petit atelier non loin de chez l’appartement familial. Sa mère reste au foyer pour s’occuper des quatre enfants et fait des ménages quand les fins de mois sont difficiles. Quant aux parents de Me K, ils sont employés à la mairie du 11ème arrondissement, sa fille est plus douce car elle est fille unique.

Leur prime jeunesse se passe dans l’insouciance et la joie de vivre ensemble, 1939 va sonner la fin de cette période heureuse, Mr et Me K sont juifs, ils ont 19 ans, six années de clandestinité et de grande difficulté vont suivre.

Très vite ils s’engagent dans la résistance, et ils rejoignent le réseau de Jean Moulin.
Ils sont actifs, ils prennent des risquent,  ils ont l’insouciance et le courage de leurs vingt ans.
Les deux familles vont souffrir car il y aura des séparations, Mr K va perdre un de ses frères, mais les deux familles survivront au marasme de la guerre.

Ils se marient en  décembre  1946 entourés de leurs parents et des frères et sœurs de Mr K, dix ans après leur rencontre un soir de 14 juillet.

Leur vie va suivre, cinq enfants, des joies, des peines, mais ils ne se quitteront jamais.

Aujourd’hui Mr K est seule, sa femme adorée souffre de la maladie d’Alzheimer, elle est donc présente physiquement mais complètement absente autrement.

Ils m’attendent tous les jours, le matin à partir de 9 heures et le soir à 19 heures.
Mes passages sont les rituels qui ponctuent le début et la fin de leurs journées.
En revanche, ils ne reçoivent personne d’autre.

Les enfants sont tous très occupés professionnellement, ils téléphonent à leurs parents une fois par semaine pour « prendre des nouvelles », promettent de « passer  bientôt » mais ils ne viennent jamais.
C’est certainement trop difficile pour eux de constater l’altération de l’état de leurs parents, la fuite et l’évitement sont des formes de protection….

Pas un jour ne passe sans que Mr K. ne me raconte  un peu plus de sa vie.

 Il est un livre ouvert, dans tous les domaines de la Vie : l’Amour, le Travail, l’Education, la Tolérance, l’Abnégation, le Courage, la Lâcheté aussi, la Haine, le Rejet de l’Autre, il m’estime,  il m’élève et m’enrichit, j’ai l’impression de fréquenter un sage bienveillant et protecteur.

Il est le passé, je suis le lien qui le maintient dans le présent.

Pourtant, Mr k est fatigué et demande de l’aide à ses enfants depuis plusieurs semaines maintenant.

Me K est de plus en plus difficile à gérer, les violences sont quotidiennes, son époux souffre mais il s’oppose radicalement au placement en institution.
Il souhaite que les enfants s’investissent d’avantage dans la prise en charge de leur mère et l’épaulent  pour mettre en  place une stratégie de maintien à domicile efficace.

Dix ans déjà qu’il prend soin d'elle jour et nuit.

Ce soir, il est préoccupé, ses enfants doivent arriver d’une minute à l’autre, ensemble, ils prendront une décision.

Mr K. m’avoue ne pas être très optimiste pour la suite car il a l’impression que ses enfants ne se rendent pas compte des difficultés rencontrées au quotidien.

Nous discutons et au moment de le quitter, il m’interpelle, il rechausse  la monture doré de ses lunettes rondes, ses yeux bleus clairs d’habitude si rieurs sont sombres, il me fixe du regard :

« Peggy, attendez un instant, connaissez-vous un notaire sérieux ? »

« Non, pas vraiment ! »

« Ce n’est pas grave mon petit, rentrez chez vous et  reposez-vous, je compte sur vous demain matin ! »

« Vous pouvez !!!Bonne soirée Monsieur, à demain ! »

« C’est ça, à demain…. »

Je suis perplexe, je regarde cet homme âgé se lever avec difficulté.

Il est vouté, le pas mal assuré, sa canne lui échappe et tombe bruyamment sur le parquet. Il essaye de se baisser pour la ramasser et soudainement j’éprouve un sentiment  de gêne en voyant cet homme usé, ne pas se résigner. J’interviens et je la lui ramasse en prétextant sur le ton de l’humour la politesse de l’âge. Il n’est pas dupe mais il est touché par le geste, il me sourit tristement et je le quitte.

Le lendemain matin, la journée est douce et printanière.

Je commence très tôt quand la ville est encore endormie, je croise  ceux que j’appelle « les travailleurs  décalés », c’est-à-dire tous ceux qui travaillent « hors normes » en terme d’horaires.

Les éboueurs, les livreurs, les gens qui terminent leur nuit de labeur et rentrent chez eux au moment où le commun des mortels se lève pour se préparer à aller travailler, tous mes frères d’armes reconnaissables à leurs caducées fixés aux pare-brise : préleveurs de laboratoires, kinés, auxiliaires de vie, aide-soignant, infirmières, médecins sont de la partie, nous sommes dans un monde intermédiaire quelques instants durant.

Ma montre affiche neuf heures, j’arrive chez Mr K.

Je réfléchis au soin que j’ai à réaliser chez le patient suivant car c’est un acte douloureux et j’aimerai que ça se déroule de la façon la plus sereine possible pour le malade.

J’arrive dans le hall de l’immeuble de Mr K. et je croise comme tous les matins une dame âgée qui vit au rez de chaussée, éternellement en robe de chambre qui semble plus désorientée qu’à l’accoutumée.

Elle s’approche de moi et me dit en chuchotant :

« Je viens de le voir tomber, on va avoir du mal à le récupérer !!! »

Et elle rentre chez elle en claquant la porte.

Je me mets à penser qu’il faudrait vraiment que quelqu’un s’occupe de cette pauvre femme avant qu’il lui arrive quelque chose de grave…

Je sonne à l’interphone :

« Oui ? » 

Surprise, je reconnais la voix de Me K. qui ne répond jamais  aux appels.

« C’est Peggy, l’infirmière… »

Le clic caractéristique qui déverrouille  la porte se fait entendre.
Perplexe, je monte dans l’ascenseur et j’appuie sur le 6ème étage.
Pourquoi est ce Me K. qui a répondu ????
J’y suis, je frappe, Me K. m’ouvre, seule.
Mon rythme cardiaque commence à s’accélérer.

« Bonjour Madame, comment allez-vous ? »

« Ca va je vous remercie mais qui êtes- vous ? »

« Ou est votre mari Madame, laissez-moi entrer ! »

Je réfléchis  à toute allure et je commence à remettre les pièces du puzzle en place, c’est évident maintenant, non ce n’est pas possible...

« Mr K.OU ETES VOUS ? »

Silence.

La cuisine sur ma gauche je pousse la porte lentement, le petit déjeuner de Me K. est dressé sur la table, le café est fumant.

Depuis plus de cinquante, Mr K. mettait un point d’honneur à préparer le petit déjeuner de la famille puis de sa femme….

Elle me suit et me dit :
« Faut pas rester là ma petite dame, je dois aller travailler et mes enfants sortent à 16h ! »
Je l’entends   à peine, ma tête bourdonne.

Je suis le long couloir qui mène à leur chambre, la porte est fermée, je reste quelques secondes immobile puis j’appuie sur la clenche et je pousse la porte…

Le lit est fait, une chaise se trouve devant la fenêtre fermée, des chaussures sont posées au pied du lit.

La voix de la voisine résonne soudain dans ma tête:

« Je viens de le voir tomber, on va avoir du mal à le reconstituer ! »

Je me retourne vers cette femme âgée au regard hagard, elle est apeurée.

Je m’approche d’elle lentement et je lui demande doucement :

« Me K., dite moi, avez-vous fermé la fenêtre ? »

« Oh oui alors que je l’ai fermé, il fait froid ! »

Je m’approche de la baie vitrée, je l’ouvre, et je me penche pour voir 6 étages plus bas le corps de Mr K. gisant sur le sol.

Je m’assois, je comprends tout, le notaire et tout le reste.

Le coup de fil de la veille pour me dire que la réunion de famille n’avait rien donné et que ses enfants lui avait demandé « de tenir le coup encore un peu », ses adieux appuyés à force de « prenez soin de vous », et « ça me rassure de savoir que vous êtes là »….

J’ai la tête qui tourne.

Malgré le coté dramatique de la situation, je dois être pragmatique et réagir rapidement.

J’appelle les pompiers.

J’appelle la police.

J’appelle la famille.

J’appelle le rabbin.

A chacun, je dois expliquer ce qui s’est passé.

Me K. s’est installé dans son fauteuil et regarde « Amour, Gloire et Beauté » avec un casque audio.

J’ai besoin de boire, je vais dans la cuisine pour me servir un verre d’eau, lorsque je repose le verre sur table, je remarque une feuille blanche sur laquelle je lis :

« Peggy c’est trop difficile pour moi, merci pour vos bons soins, vous avez été un soutien formidable, ne changez pas, bien à vous Jean K. »

J’entends les sirènes de la police, je déglutis avec difficulté tant l’émotion est forte.

Un quart d’heure plus tard, après l’interrogatoire réglementaire, la police me demande de les accompagner pour faire la reconnaissance du corps.

Les pompiers sont présents.

L’un deux s’approche de moi et tente de me rassurer en me disant que ça va être rapide.
Il met sa main sur mon épaule et nous nous avançons lentement vers ce qui ressemble de loin à un corps couché recroquevillé.

Nous sommes maintenant  à trois mètres  environ du corps recouvert d’un drap blanc.

Le pompier continue de me parler doucement.

Nous y sommes.

Le sapeur me demande si je suis prête, je hoche la tête, il soulève le drap….

Seul le corps est reconnaissable car la boite crânienne a  explosé lors de l’impact au sol.

Les lunettes cerclées à quelques mètres, sa monte, son costume marron…..

« C’est bien Mr K »

48 heures plus tard, la famille enterrera  Mr K., son épouse demandera à la fin de la cérémonie, après plus un demi-siècle de vie commune :

« Mais est qui mort ? »

« Jean K. »

« Ah et je le connaissais ? »

Me K. a été placée en institution par ses enfants 8 jours après le décès de son époux.   
                       
Elle y est décédée 6 semaines plus tard.





6 commentaires:

  1. tres jolie histoire avec une fin tragique malheureusement

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    1. j'ai voulu relater cet événement car il n'est plus rare d'entendre et de vivre ce type de dénouement quand les prises en charge de patients atteins de pathologies lourdes et invalidantes sont approximatives pour des raisons diverses et variées.J'ai déjà connu au cours de mon exercice plusieurs suicides de proches se sentant dépassés par la situation,un problème alarmant sur lequel les autorités devraient peut etre se pencher????

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  2. Attention je ne sais pas si c'est une erreur mais le nom de famille est écrit en entier lorsque vous parlez du frère disparu pendant la guerre...

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    1. Et 2ème fois que vous me faites pleurer avec une histoire. Quelle tristesse, Et quelle vérité...

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    2. Cela n'a aucune importance de citer le nom si la personne est D.C.D. D'ailleurs la loi LANG de juillet 1984, est très claire en disant qu'il n'y a pas présomption de faute en citant ou écrivant le nom d'une personne malheureusement disparue. Donc l'anonyme qui a écrit le 16 juin 2014 à 17h42 frôle l'anecdote.
      J'ai moi-même écrit 3 ouvrages dont le dernier sur les soins à domicile, et en nommant les gens D.C.D. la jurisprudence ne censure pas.
      Par contre ce qui est proscrit c'est d'écrire de quoi la personne est D.C.D.
      jiaime

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    3. Je rajoute pour l'internaute anonyme du 16 juin 2014 à 17h42, qu'il faut éviter de raconter des "rumeurs". Adressez -vous à un juriste et il vous dira que c'est sans importance si la personne est DCD, et que cela ne part pas d'une mauvaise intention. Ce qui en l'espèce est le cas.

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