Ce matin, le médecin d’un service d’endocrinologie
parisien me contacte pour savoir si je peux prendre en charge une patiente de
75 ans diabétique, insulino –dépendante, elle a été amputée du pied gauche.
Cette prise en charge est lourde : la dame ne parle
pas le Français, il faut surveiller et équilibrer son diabète par le biais
d’injections d’insuline, lui enseigner les règles alimentaires et
diététiques de base, faire le pansement
d’amputation quotidiennement (ce qui n’est pas une mince affaire compte tenu du
risque septique) et de surcroit cette famille n’habite pas le secteur dont je dépends.
Le médecin insiste, je finis par accepter……
La patiente doit sortir de l’hôpital dans 72 heures ce qui
me laisse le temps de m’organiser.
Me voilà donc trois jours plus tard à tourner désespérément en rond au fond d’une
impasse donnant sur un petit bois.
J’ai beau relire l’adresse et tourner dans cette impasse je
ne trouve pas le numéro correspondant à la maison de ma patiente.
Et ce GPS qui insiste lourdement en répétant
inlassablement :
« Vous avez
atteint votre destination, votre destination se trouve sur la
gauche !!! »
Pourtant je ne vois rien d’autre que quatre maisons qui
ne correspondent pas à l’adresse et à gauche, un chemin de terre menant à une
sorte de terrain vague.
Je me gare.
J’ai déjà appelé plusieurs fois Mme P. mais je ne
comprends pas ses explications, la conversation est hachée et la barrière de la
langue est nette au téléphone…
Il fait froid et je commence clairement à désespérer de
la trouver, le temps passe, le retard s’accumule quand j’entends au loin, du côté
du chemin boueux, des éclats de voix……
Je me retourne lentement et je commence à comprendre……
« Vous avez atteint votre destination, votre
destination se trouve sur la gauche…… »
J’avance prudemment dans la direction des voix, le
sentier mène rapidement dans un sous-bois obscur, le sol est jonché de détritus
divers et variés: bouteilles d’alcool vides, une machine à laver éventrée, des
vieilles chaussures, je n’ose pas comprendre et pourtant la suite est toute
proche…….
Je progresse lentement, la végétation se densifie mais la
terre est foulée ce qui m’indique que les passages sont quotidiens. Au bout de
50 mètres, l’objectif est atteint ,je me retrouve devant un « bidonville moderne »
fait de tôles ondulées, de cageots et de toiles plastiques, en plein hiver dans
les bois, à 10 kilomètres de Paris !!!!
Devant la découverte cet abri de fortune, un chien type
berger Allemand monte la garde bien décidé à ne laisser entrer personne dans
son périmètre de vie. Heureusement pour tout le monde la bête est attachée à un
arbre, une chaine d’environ un mètre cinquante lui laisse une liberté toue relative.
Je déglutis avec difficulté et je me décide à appeler à
tue-tête Me P. en espérant de toutes mes forces que je me trompe d’adresse….
Le chien est déchaîné et je commence à me demander si la chaîne qui le retient va résister aux coups
de colliers à répétition que lui assène la bête.
Au bout de quelques secondes, un vieil homme sort de la
cabane je le distingue mal mais il semble âgé. Il me fait signe d’avancer et réprimande
le berger sévèrement.
Peu rassurée, j’avance malgré tout et une fois arrivée à
sa hauteur, le vieil homme me fait signe de rentrer chez lui.
Une fois à l’intérieur, je me retrouve dans un endroit insalubre mais organisé : la
cuisine, un salon, deux chambres à coucher, sous tôles ondulées….
Le « plafond » est assez bas, un mètre 60
environ ce qui m’oblige à me déplacer recroquevillée, je traverse la première pièce
et j’arrive dans un coin qui fait office de chambre.
Une femme âgée est allongée
sur un matelas posé à même le sol.
Je me présente et elle m’accueille souriante.
Elle ne parle pas du tout le français mais semble le
comprendre un peu.
Je commence par effectuer le pansement, Mme P. a été
amputée du pied gauche, le soin est donc délicat et douloureux.
Je comprends lors de la conversation que Mme P. et son mari
sont arrivés en France dans les années 60 et ont effectué des métiers sans
qualifications durant des dizaines d’années.
Quand l’heure de la retraite a sonné,
leur pension n’a pas été suffisante pour rester dans le logement familial. Ils se
sont alors installés sur ce terrain appartenant
à un membre de leur famille moyennant un
petit loyer.
Au fil du temps, ils ont construit ce logement de fortune, et y
vivent leurs vieux jours.
Les enfants de Mr et Mme P. viennent leur rendre visite tous
les week-ends, ils font les courses de leurs parents, gèrent les tâches
administratives mais ne cherchent pas d’autres solutions de logement.
La prise en charge de Mme P. a commencé depuis plusieurs
semaines maintenant, je commence même à maîtriser quelques formules simples de
la langue de la famille.
Les soins évoluent plutôt bien et le diabète de Mme P. est
équilibré.
L’hiver est cependant sévère, et le couple a froid.
Chaque matin, je redoute le pire car ils chauffent leur
logement à l’aide d’un poêle à charbon qui émet pas mal de fumées, qui me
paraissent nuisibles…
Mr et Mme P. ont 75 et 80 ans, ils ne supporteront pas
ces conditions de vie encore très longtemps.
Un soir, je reçois un coup de téléphone du frère de Mme
P. qui souhaite avoir des nouvelles de sa sœur qu’il compte venir voir prochainement et il
semble inquiet à son sujet.
Je lui explique la situation médicale et au cours
de la conversation, je lui fais part de mes inquiétudes par rapport à la
situation sociale de sa sœur. Il semble surpris et ne pas comprendre ce que j’essaye
de lui expliquer.
Je décide donc d’être claire et je lui décris les
conditions de vie de sa sœur.
C’est un véritable choc pour lui.
Il décide de prendre le premier vol pour Paris et atterrit
48 heures plus tard à Orly.
Mme P. est heureuse à l’idée de revoir son frère mais
semble gênée de le recevoir là où elle vit.
Mr P. est silencieux, et soucieux.
Je finis par comprendre qu’il y a eu une rupture avec sa
famille lorsqu’elle a quitté son pays avec son mari pour « réussir
ailleurs ».
Son frère et elle ont toujours gardé le contact mais la
distance et la pudeur ont fait qu’elle n’a jamais osé lui parler de ses
difficultés et de l’échec de son rêve de promotion sociale.
Les retrouvailles sont touchantes, j’y assiste par la
force des choses mais j’essaye d’être la plus discrète possible.
Les soins terminés, je m’éclipse.
Le lendemain, tout est calme dans la maison de fortune.
La nuit a été éprouvante pour la famille.
Les enfants sont venus et de longues discussions se sont
tenues avec le frère de Mme P.
Une décision a été prise dans le souci du bien-être de
chacun.
Mme P. et son mari vont retourner chez eux, 45 ans après
avoir quitté leur pays.
Le frère de Mme P. n’a pas émigré et a réussi chez lui.
Il possède un petit appartement secondaire tout confort en
centre-ville, qu’il habite occasionnellement, lors de ses déplacements professionnels.
Il a donc proposé à Me P. et son mari de les héberger
gracieusement afin qu’ils se ressourcent et qu’ils profitent de leurs vieux
jours sereinement.
Ce jeune frère de 60 ans, n’imaginait pas les conditions
dans lesquelles sa sœur aînée vivait à des milliers de kilomètres de lui.
La distance, la pudeur, la honte, les non-dits ont empêché
Mme P. de se confier à sa famille.
Le hasard m’a mis sur leur route.
Ils vivent dorénavant simplement mais dignement une
retraite bien méritée auprès des leurs.
Jolie histoire et surtout très bien écrite.
RépondreSupprimerJean-Marie. Du talent dans le récit, un déroulement de l'histoire dans laquelle tu te vois. Pas de voyeurisme; De la compassion. De l'émotion. Courageuse car déterminée... Tous les ingrédients sont là, au bout de ta plume. Bravo. J'aime beaucoup ta sémantique, à la portée de tous.
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