On me demande souvent quelles ont été les raisons qui m’ont poussé
à choisir le métier d’infirmière.
Longtemps je n’ai pas su répondre, je savais juste que ce n’était
pas une « vocation » au sens strict du terme, dans la mesure où
je considère que nous exerçons un métier qui exige un savoir-faire et un savoir
être très spécifiques, une rigueur professionnelle sans failles qui relèvent
d’une « profession » et non seulement d’une mission ou d’un appel.
Il n’est pas rare que les patients nous
disent : « il faut vraiment avoir une vocation pour faire ce que
vous faites ! »
J’ai souvent envie de répondre qu’il vaut mieux être solidement
formé, motivé, rigoureux, sérieux, empathique, réactif, autonome, précis,
entouré, soutenu, curieux, courageux, cette liste n’étant évidemment pas exhaustive,
mais je n’ose pas car ils ne comprendraient pas, exercer un ministère est pour
le commun de mortel une mission valorisante….
Les années sont passées, et je pense maintenant connaitre les
origines de mon choix.
En réalité, mon père était un soignant d’une qualité
exceptionnelle, reconnu par ses pairs et par l’Institution.
Son enterrement fut très émouvant, car les témoignages d’affection
et de respect venant de la part de professionnels de santé mais aussi des
patients et de leurs familles furent nombreux.
Ce jour-là, des véhicules du SAMU se sont déplacés, chefs de
service, infirmiers, aides-soignants, cadres en blouses blanches lui ont rendu
hommage en formant une haie d’honneur et en portant le cercueil ensemble une
dernière fois.
Sa carrière hospitalière fut brillante, il aura été au service de
l’humain, chaque jour, durant 40 ans, convaincu de son utilité malgré un
exercice difficile et violent.
L’urgence, le SAMU, « la réa chir », « la réa
polyvalente », « la neuro chir », seront ses champs de bataille,
il y sera confronté au meilleur comme au pire, à l’indicible…
Il parlait peu, ne racontait pas les difficultés et pourtant,
alors que j’étais tout jeune enfant, je devinais sa peine certains soirs,
lorsqu’il rentrait de longues gardes interminables, de 72 heures parfois.
Son visage était marqué d’une fatigue intense, les yeux rougis par
les larmes très certainement versées.
Je ne savais pas, je soupçonnais la souffrance mais je ne la
connaissais pas.
Il partait souvent, brutalement, après un coup de fil et il
restait longtemps à l’hôpital.
« Je suis de garde » ,« Papa est de
Garde » ,cette « garde » était pour moi synonyme d’absence mais
je ne savais pas ce qu’il y faisait, si bien que j’ai très tôt décidé de dire à
l’école, à qui voulait bien l’entendre que mon père était explorateur, ce qui
expliquait ses mystérieuses et si longues absences.
Avec le recul, je n’avais pas tort, c’était un
explorateur !!!!
Quand j’ai enfin compris comment il occupait ses jours et ses
nuits, mon père est devenu mon héros, il est le premier soignant
que j’ai admiré.
Ses méthodes d’éducation étaient basées sur la communication et la
transmission.
Les débats sur les Grandes Questions étaient légions à la maison,
souvent enflammés, tout y passait le racisme, l’intolérance, l’acharnement
thérapeutique, le terrorisme, l’indifférence, les conflits politiques, le
sexisme et j’en passe…
Et puis un jour, il nous a réuni et nous a fait regarder un
feuilleton des années 70 qui relatait l’histoire d’un esclave noir qui lutte
pour obtenir sa liberté, « Racine », le choc est violent.
Plus tard, il n’hésitera pas à nous montrer
« Holocauste », une série qui relate l’histoire d’une famille juive
durant la seconde guerre mondiale.
La méthode était radicale.
Elle a été efficace.
Il nous a enseigné que l’Humanité était sans doute le meilleur
choix que nous puissions faire.
Ses trois enfants sont devenus soignants.
Octobre 1999, mon père choisit de mourir épuisé par la maladie.
Septembre 2001
Je travaille dans un service de maladies infectieuses, 100% de
malades du SIDA, en phase terminale, 100% de décès.
Une équipe difficile, un vécu professionnel tout aussi pénible…
Je rentre à la maison et j’allume machinalement la télévision.
Le son est coupé.
Je m’assois en soupirant, je regarde l’écran silencieux, à cet
instant précis, les images qui suivront vont marquer ma vie et celles de
millions de personnes, à tout jamais.
Le premier avion percute la première tour, je m’assois lentement,
je n’ose pas réaliser, et pourtant….
Le second appareil entre dans le champ de l’image, je prends la
télécommande et je monte progressivement le son du téléviseur, deuxième choc,
je ne peux m’empêcher de porter ma main sur ma bouche et j’étouffe un cri…
Nous sommes le 11 septembre 2001.
Ce jour-là, des centaines de familles d’innocents vont être
déchirées, des sauveteurs en tous genres vont mourir en secourant des
milliers victimes.
Mes larmes coulent, une tristesse immense m’étreint, je ne connais
pourtant pas ces gens qui courent affolés, terrorisés, brisés, mon père avait
raison il y a l’humain et la barbarie à visage humain.
Depuis, j’ai compris son message.
La maladie est une espèce de terroriste fanatique.
Elle frappe n’importe qui, à tous les âges, tous les milieux,
l’objectif est de ratisser large…
Elle utilise souvent une artillerie lourde en vue d’une
destruction massive, tue en quelques semaines, quelques mois, détruit des
familles, abrégé des histoires…
Exactement comme face au terrorisme, Chacun d’entre Nous est une
cible potentielle.
Cette date a marqué chacun d’entre nous, tout le monde se souvient
de ce qu’il faisait au moment de cette catastrophe.
Le « 11 septembre »,en regardant l'impensable encore une
fois, j’ai su que je soignerais toujours, envers et contre tout.
A ce titre, je suis devenue un petit soldat du "prendre
soin", j’utilise les moyens qui me sont donnés pour aider les victimes,
au-delà de la maîtrise des gestes et de la technicité, l’empathie et
l’humanité sont mes meilleurs armes.
A mon père, un héros parmi tant d'autres.
MERCI ...
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